Didier Ozanam, un historien au service de Frédéric
Didier Ozanam, arrière-petit-neveu de Frédéric Ozanam est décédé à l’âge de 101 ans, le 11 février 2024.
Dans ce texte, Magdeleine Houssay, elle-même descendante de Frédéric Ozanam et cousine de Didier, rend hommage à celui qui contribua largement au travail d'édition critique des Lettres du fondateur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul.

La Société de Saint-Vincent-de-Paul vient de perdre en la personne de Didier Ozanam un ami fidèle et irremplaçable : pendant plus d’une soixantaine d’années, il s’est mis à son service et au service de toutes celles et ceux qui aujourd’hui aiment et admirent Frédéric Ozanam dont il est l’arrière-petit-neveu. Il est cependant un inconnu pour beaucoup : sa longue vie, l’intérêt qui s’amoindrit pour les origines et l’histoire de l’association et surtout sa très grande discrétion en sont les principales causes.
Quand on a eu la joie de le connaître, lui rendre ici hommage et le remercier est un devoir comme de transmettre qui il était, à quel titre et quand il s’est mis au service de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, en souligner l’importance et les conséquences. Au-delà, fraternellement, tenter de partager ce dont sa vie, pour l’essentiel, pouvait témoigner…
Didier Ozanam, archiviste et historien de premier plan
Formation et parcours professionnel
Alors qu’éclate la Deuxième guerre mondiale en 1939, tout jeune bachelier en série Latin-Grec et Philosophie, Didier Ozanam entame son cursus étudiant à Paris, préparant et passant à la fois un certificat de latin à la faculté des lettres et le concours d’entrée de l’École Nationale des Chartes en octobre 1940. Parallèlement, il est responsable parisien et national au niveau de la Fédération Française des Étudiants Catholiques et « même Vincentien ». En juillet 1943, la menace d’un enrôlement au Service de Travail Obligatoire (STO) l’oblige à quitter Paris. Il rejoint pendant quelques mois l’Organisation Civile et Militaire mais doit revenir pour déposer, en janvier 1944, sa thèse qu’il soutient alors que la police enquête chez lui. Sorti major de sa promotion en mars 1944, il est nommé au 1er août 1944 aux Archives Nationales. Il s’engage, au moment de la Libération de Paris, dans les FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) pour lesquelles il est agent de liaison. Détaché peu après à l’École française de Rome pour deux années, il revient en France en octobre 1946 à l’École des Hautes Études hispaniques où il reste jusqu’en septembre 1950. Parallèlement, dans cette période 1944–1950, Didier suit les cours de l’École libre des Sciences politiques et passe une licence ès lettres, mention espagnol.
Son premier poste professionnel est celui de conservateur aux Archives Nationales entre 1950 et 1956 suivi d’une année à l’École des Hautes Études (6e section, sciences économiques et sociales) comme chef de travaux puis, de 1957 à 1963, comme sous-directeur. Ensuite son parcours l’éloigne à Madrid (Espagne) à la Casa de Velázquez, comme secrétaire général de 1963 à 1969. Les dix années suivantes, il est directeur des études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il finit sa carrière par dix années à nouveau à Madrid (1979 à 1988), cette fois comme directeur. Ses responsabilités s’accompagnent de la publication d’ouvrages nombreux, demandant un travail d’équipe et tournés prioritairement sur le monde hispanique dont il va devenir peu à peu le grand spécialiste français « l’un des plus grands du XXe siècle » selon ses collègues de La Casa de Velázquez.
Didier Ozanam et la Casa de Velazquez
Membre de l’équipe chargée d’éditer les Lettres de Frédéric Ozanam
Quand la Société de Saint-Vincent-de-Paul prépare en 1953 le centenaire de la mort de Frédéric Ozanam, son principal fondateur, le Conseil général émet l’idée d’entreprendre un travail d’édition complète et critique des lettres de Frédéric et de le confier à des « spécialistes ». Un des membres du Conseil général, Léonce Celier est inspecteur des archives ; l’historien Jean-Baptiste Duroselle vient de publier deux années plus tôt son ouvrage Les Débuts du catholicisme social en France (1822–1870), ils sont naturellement sollicités.
Le père de Didier, Charles Ozanam, ancien professeur de droit, est confrère, bien connu du patronage du quartier Charonne, dans le XXe arrondissement de Paris rattaché à la paroisse Saint-Jean-Bosco, avec un culte pour son grand-oncle Frédéric, « qu’il poussait fort loin », d’après Didier, mais il est aveugle depuis des années. Didier, l’aîné de ses six enfants est archiviste, ils connaissent la grande richesse des archives familiales : celles concernant les deux frères de Frédéric, Alphonse et Charles, leur aïeul (archives Ozanam) mais aussi celles concernant Frédéric (archives Laporte), gardées par les descendants directs de Frédéric Ozanam. Didier devient ainsi le troisième membre de l’équipe chargée de cette édition, le seul à y être du début jusqu’à la fin.
Maître d’œuvre de l’édition critique des Lettres d’Ozanam
Un chantier long de plus d’un demi-siècle
Le chantier à mettre en route est immense, « véritable entreprise éditoriale » selon les mots de Didier lui-même. Commencé en 1953 avec un peu moins de 200 lettres (celles de la dernière édition de 1925), il ne s’achève qu’en 2013 avec désormais près de 1500 lettres. Plus d’un demi-siècle est donc nécessaire avant que les quatre tomes et deux suppléments soient achevés et forment l’édition critique en six volumes des Lettres de Frédéric Ozanam. Cette longue durée s’explique par la rencontre de nombreux obstacles ou imprévus : maladie et décès de Léonce Celier ; importance des travaux préparatoires et des recherches à faire pour répondre aux exigences de la critique moderne ; passages de relais à l’intérieur de la famille Laporte, certains de leurs membres vieillissant ; temps d’interruption dont les deux absences de Didier quand son parcours professionnel l’éloigne à Madrid de longues années à la Casa de Velázquez, et cela deux fois d’abord de 1963 à 1969 puis de 1979 à 1988. « J’ai été là depuis le début », dit-il : il l’a été jusqu’à la fin avec ses qualités de précision, rigueur et efficacité et son talent pour initier et organiser un travail d’équipe, condition nécessaire et qui a permis de pallier ses absences.

Première édition des Lettres d’Ozanam, sous la responsabilité d’Amélie (Crédit SSVP)
Quatre tomes parus irrégulièrement
Le premier tome, « Lettres de jeunesse », parait en 1960 sous la responsabilité de L. Celier, mais la disparition de ce dernier et l’absence de Didier amènent une suspension jusqu’en 1965 débloquée par J.-B. Duroselle : Jeanne Caron, une de ses élèves, prend alors le relais et fait, en thèse complémentaire de son doctorat de lettres, le second tome, « Premières années à la Sorbonne », qui ne parait qu’en 1971. Dès 1973, Didier est à nouveau présent, malgré ses lourdes charges à l’École des hautes études en sciences sociales, il remet le travail en route et propose la mise en place d’une équipe diversifiée.
À ses côtés désormais, non seulement Marie Laporte (1902– 2003), arrière-petite-fille de Frédéric, « gardienne » des archives Laporte-Ozanam, mais deux anciens chartistes, Christine Franconnet-Morel, conservateur à la Bibliothèque nationale et Bernard Barbiche, professeur à l’École nationale des Chartes ainsi que le R.P. Étienne Diebold, de la Congrégation de la Mission. Cela permet les parutions en 1977 du troisième tome, « L’engagement », puis en 1992 du quatrième, « Dernières années ». En effet, l’absence de Didier, à nouveau à Madrid de 1979 jusqu’à sa retraite en 1988, n’arrête pas le travail de l’équipe avec qui les liens demeurent ; elle comprend deux nouveaux membres, Magali Brémard sœur cadette de Marie Laporte et Elisabeth Meignien, conservateur à la Bibliothèque publique d’information. Le père Diebold, décédé en septembre 1991, n’en voit pas la publication, il y avait contribué « avec tant de science et de gentillesse » selon les mots mis dans l’avant-propos.
Deux suppléments pour parachever l’ensemble
L’entreprise n’est pas pour autant terminée : quelques nouvelles lettres ou pièces retrouvées depuis la parution du tome 4 en 1992 incitent Didier et ses collaborateurs (au nombre un peu réduit) à poursuivre la tâche. Deux suppléments, les volumes 5 et 6, paraissent, l’un en 1997 au moment de la béatification à Paris de Frédéric Ozanam, et l’autre en 2013 au moment des cérémonies du bicentenaire de sa naissance.
Pour la Société de Saint-Vincent-de-Paul, c’est un magnifique cadeau : Didier parlait du « vrai trésor de ces lettres », reprenant le mot choisi par Amélie Ozanam, la veuve de Frédéric, quand elle avait permis les premières éditions de cette correspondance : « j’ai recherché dans le trésor qui me reste de mon précieux héritage, tout ce qu’un pillage, le feu ou l’invasion peuvent anéantir et j’ai recueilli dans ses papiers mes richesses les plus précieuses et je les distribue, assurée ainsi qu’alors elles ne périront pas. »
Le « Révélateur » d’un « tout nouveau » visage de Frédéric Ozanam
L’insatisfaction face à l’approche hagiographique
La formation puis la carrière professionnelle d’archiviste-historien chercheur que Didier a choisies, témoignent de sa curiosité intellectuelle, de son goût pour la recherche, de son désir de vérité et d’engagement. Jeune étudiant, cela a été signalé, il prend des engagements dans des mouvements catholiques et il est lui même Vincentien. Le culte de son père pour Frédéric Ozanam lui donne envie de savoir par lui-même qui est Frédéric Ozanam. La déception est grande : ses lectures le laissent sur sa faim, il déplore le « souci manifestement hagiographique des auteurs » donnant de Frédéric une « image floue et pieusarde ».
La découverte d’un homme nouveau
Ce n’est qu’à partir de 1953, quand il accepte la proposition de la Société de Saint-Vincent-de-Paul de faire équipe pour l’édition du premier volume avec Celier et Duroselle qu’il découvre un « Ozanam vivant ». Son travail aux côtés de L. Celier, lui fait découvrir en Frédéric Ozanam un « homme tout nouveau: « j’ai découvert un Ozanam vivant, […] un homme comme vous et moi: inquiet, tourmenté… mais aussi un homme chaleureux, disponible, affectueux…, plein d’humour et de délicatesse, … un homme surtout qui se dépouillera peu à peu, dans sa courte vie, des faiblesses humaines pour devenir de plus en plus transparent ».
Didier revient sur cet aspect nouveau en 1974, parlant du « dépoussiérage d’un plâtre sulpicien ». À nouveau en 1997–1998, quand il évoque la personnalité de Frédéric sur les ondes de Radio-Notre-Dame dans la dernière de ses 35 interventions, il conclue : « Certainement pas un personnage de vitrail ou un ange désincarné peint avec les couleurs de Saint-Sulpice. C’est un homme proche de nous… il peut rire, souffrir, compatir. … Ozanam, ce n’est pas un fondateur d’œuvres charitables, … c’est un chrétien qui a mis sa foi dans toute sa vie, un croyant, … un saint laïc que l’Église vient enfin de porter sur les autels. »

L’apport fondamental pour l’aboutissement de la cause de béatification
Un rôle déterminant
L’entreprise éditoriale dont Didier a été le maître d’œuvre a joué un rôle déterminant même si l’aboutissement de la béatification de Frédéric se place dans un contexte de l’histoire de l’Église marqué par une conversion de l’ecclésiologie avec Lumen Gentium et Vatican II. Les laïcs ont maintenant un statut ecclésial et Jean-Paul II par ses orientations pastorales de « nouvelle évangélisation » multiplie des modèles de sainteté en tout genre.
La comparaison de la chronologie entre 1953 et 1997 de l’histoire de l’édition des Lettres avec celle de la béatification le souligne. Le processus de la « cause » amorcé au niveau diocésain dès 1925 dure jusqu’en 1928 sans aboutir. Les témoignages entendus représentent une base trop fragile, envoyée cependant à Rome avec quelques écrits. Un « retour » arrive en… 1949 par la voix d’un décret relatif à ces écrits : les censeurs théologiques n’y voient rien de négatif mais le promoteur de la foi (équivalent de « l’avocat du diable ») qui n’en n’a pas pris encore connaissance, pourra émettre des réserves. L’autorisation officielle d’introduire la cause est cependant demandée en 1953 même si la faiblesse du dossier en l’absence d’une étude approfondie des écrits de Frédéric est un frein majeur. La décision du Conseil général de la mise en route de l’édition critique des lettres vient en réponse cette même année 1953.
L’autorisation d’introduction est accordée en décembre 1954, le « procès apostolique » commence, il dure jusqu’en juin 1956. Mais le processus piétine à nouveau jusque dans les années 1970 où est décidé un transfert du dossier à l’Office historico-hagiographique de la Congrégation pour la Cause des Saints qui confie au R.P. Étienne Diebold de la Congrégation de la Mission, nommé « vice-postulateur », la réalisation d’une « enquête sur la vie et l’action du Serviteur de Dieu Frédéric Ozanam » ou Disquisitio. Or l’année suivante l’édition critique des lettres vient de faire paraître en 1971 son tome 2, le retour à Paris entre 1969 et 1979 de Didier permet de reprendre le travail. L’équipe mise en place dès 1973 accueille en son sein le R.P. Étienne Diebold pour les tomes 3 (paru en 1978) et 4 (paru en 1992). La rédaction de la Disquisitio, achevée en 1981 s’appuie sur les recherches de l’équipe de l’édition critique, sources majeures pour ce travail et socle rigoureusement scientifique de la béatification de 1997. À cette cérémonie, le 22 août 1997 à Notre-Dame de Paris, au moment de la procession des offrandes, Didier est choisi pour apporter à Jean-Paul II, au nom de l’équipe avec laquelle il avait travaillé, les cinq volumes déjà édités des Lettres de Frédéric Ozanam.
Une vie en écho avec celle de Frédéric
« Se souvenir des aïeux »
La fin de la Prière de Pise écrite par Frédéric Ozanam le 23 avril 1853 est gravée dans sa tête : « La bénédiction du Seigneur est sur les familles où l’on se souvient des aïeux. » Didier a fait bien plus que « se souvenir » et être l’un des conservateurs de la mémoire familiale: il a cherché à comprendre, au delà de ce qu’avait fait Frédéric, qui était Frédéric. Il n’a pu qu’admirer et tenter humblement d’imiter.
Des qualités proches de celles de Frédéric
Didier partage le même goût de la qualité, ne compte jamais son temps, ses travaux sont toujours d’une grande rigueur scientifique. Il aime faire avec d’autres, il a le gout du travail d’équipe où il sait montrer des qualités d’accueil, d’écoute et de respect des autres. « Avec ce sourire chaleureux qui le caractérisait », sa gentillesse, sa modestie, sa compétence », témoigne Christine Franconnet, membre de l’équipe de l’édition de la correspondance du tome 3 au tome 6, ces temps de travail « étaient des moments heureux »; « j’étais toujours très touchée par l’amitié chaleureuse qu’il nous a toujours manifestée. »
Les Vincentiens qui aimaient le consulter, Amin A. de Tarrazi par exemple, trouvaient en lui « l’ami fidèle ». Ceux avec qui il a travaillé, comme ceux qui ont simplement échangé avec lui partagent ce que l’on trouve dans la revue de la Casa de Velàzquez qui « garde en mémoire le souvenir d’un homme passionné et passionnant, d’un chercheur […] et – surtout – d’une personnalité ». D’une grande modestie, n’aimant pas jeter d’ombre sur les autres, Didier apportait toujours une clarté.
Chercher la vérité
La très longue vie de Didier Ozanam lui a permis de méditer souvent sur celle si courte de son arrière grand-oncle, particulièrement sur le cheminement accompli pendant ses dernières années 1852 et 1853. Il admirait en Frédéric le détachement progressif et le dépouillement de lui-même vers un abandon total à Dieu, une constante ascension spirituelle. À la fin de sa vie, lui-même a fait cet apprentissage du détachement, et c’est avec la paix du cœur qu’il est parti.
« Cuanto más nos acercamos a Dios, más sencillo se vuelve » (Plus on se rapproche de Dieu, plus cela devient simple) : cette citation de sainte Thérèse d’Avila choisie et mise sur le feuillet de la cérémonie de ses obsèques le 16 février 2024, ne peut mieux dire qui était Didier : un témoin et chercheur de Dieu, comme Frédéric…
Magdeleine Houssay, 31 mars 2024, jour de Pâques
