Fracture numérique et sociale: comment lutter contre les inégalités?

La crise sanitaire l’a révélé : le numérique s’impose à tous avec un succès inégal. Créateur d’opportunités, il produit également de l’exclusion. L’enjeu à présent : le rendre plus démocratique et inclusif, à travers la formation et l’accompagnement de tous ses usagers potentiels, même les plus éloignés. Par Meghann Marsotto, pigiste

numerique

Renou­ve­ler ses papiers d’iden­tité, sa carte grise, trou­ver un emploi, un loge­ment, décla­rer ses reve­nus, prendre un rendez-vous médi­cal, ache­ter un billet de train… le numé­rique prend de plus en plus de place dans nos vies et l’uti­li­sa­tion d’In­ter­net semble incon­tour­nable.
Dans son programme Action publique 2022, le Gouver­ne­ment entend déma­té­ria­li­ser 100 % des services publics d’ici à la fin de l’an­née. Ce dépla­ce­ment depuis les guichets des services publics vers des plates-formes en ligne satis­fait la majo­rité des usagers, qui gagnent du temps. Mais l’ac­cès au numé­rique n’est pas une évidence pour tous et cette injonc­tion tech­no­lo­gique de la part de l’État peut frac­tion­ner la société entre ceux qui savent ou peuvent et ceux qui ne savent ou ne peuvent pas. « Un néolo­gisme est apparu durant cette dernière décen­nie, indique Élise Gandon, cher­cheure en sciences du langage : l’illec­tro­nisme, qui peut se défi­nir comme le manque d’ac­quis néces­saires à l’uti­li­sa­tion des outils numé­riques [et] trans­pose le concept d’illet­trisme au domaine du numé­rique. »

La crise sani­taire suite au Covid-19 a permis de rendre compte avec éloquence de l’am­bi­va­lence du numé­rique. Grâce à lui, la majeure partie de la popu­la­tion a pu accé­der à ses droits dans une situa­tion soudaine et inédite, mais la ferme­ture totale des guichets et points d’ac­cès à des ordi­na­teurs connec­tés a placé tout un pan de nos conci­toyens dans la détresse et l’iso­le­ment. Treize millions de Français sont touchés par l’illec­tro­nisme. Cela repré­sente un Français sur cinq, sans distinc­tion d’âge.

Les personnes éloi­gnées du numé­rique margi­na­li­sées

Certes, les citoyens déjà fragiles de nos socié­tés : personnes inac­tives, précaires, peu diplô­mées, isolées, étran­gères, en situa­tion de handi­cap… sont le plus souvent en diffi­culté face à ce phéno­mène de digi­ta­li­sa­tion, qui repré­sente, pour elles une double peine. Mais les contours de la préca­rité numé­rique débordent de ceux des préca­ri­tés écono­miques, sociale ou cultu­relle. En effet, des personnes avec des carrières accom­plies et un pouvoir d’achat consé­quent peuvent se trou­ver dans le camp des exclus. Cette exclu­sion peut encore consti­tuer un choix (réel ou de façade), à condi­tion d’avoir un entou­rage (sala­riés, famille, amis) à qui délé­guer la satis­fac­tion de ses besoins numé­riques. 

Mais pour ceux qui n’ont pas ce luxe, le senti­ment de décro­chage peut être perçu presque du jour au lende­main, accom­pa­gné, bien souvent, de la honte de se sentir soudai­ne­ment déclassé, inapte et en inadé­qua­tion avec le reste de la société. Tout le monde est concerné : l’ap­ti­tude à utili­ser le numé­rique n’est pas un savoir figé qu’on acquiert défi­ni­ti­ve­ment. « Compte tenu de l’im­por­tance, et surtout de la complexité toujours crois­sante des compé­tences néces­saires pour rester à la pointe des savoirs tech­no­lo­giques, seuls quelques spécia­listes extrê­me­ment quali­fiés peuvent prétendre flir­ter avec l’ho­ri­zon sans cesse fuyant d’une véri­table maîtrise des outils numé­riques, explique ainsi le poli­to­logue Luc Vodoz. L’écra­sante majo­rité des indi­vi­dus, dispo­sant de compé­tences signi­fi­ca­tives, est fréquem­ment confron­tée à un senti­ment de “préca­rité numé­rique”. »

Emmaus Connect

Les jeunes, égale­ment en diffi­culté

Le Baro­mètre du numé­rique 2021 confirme d’ailleurs que 35 % des Français ne sont pas en mesure d’uti­li­ser correc­te­ment les outils numé­riques. Faute d’ac­tua­li­sa­tion, on peut se placer petit à petit en marge des pratiques nouvelles et finir par perdre pied. Les « digi­tal natives », nés après 1985 et qu’on se repré­sente comme des usagers natu­rel­le­ment agiles du numé­rique, n’échappent pas à cette réalité : « Les jeunes actuels, s’ils disposent d’in­dé­niables compé­tences commu­ni­ca­tion­nelles, disposent de compé­tences tech­niques nette­ment plus restreintes et inéga­le­ment répar­ties, et sont loin d’être tous friands d’or­di­na­teurs et d’In­ter­net », souligne ainsi Cédric Flucki­ger, socio­logue des usages numé­riques. 
Dans la recon­fi­gu­ra­tion inégale des modes de fonc­tion­ne­ment de la société et de ses indi­vi­dus, la forma­tion adéquate de l’en­semble des publics paraît la solu­tion la plus promet­teuse. En effet, on observe une corré­la­tion entre le niveau d’édu­ca­tion de l’usa­ger et sa pleine exploi­ta­tion du poten­tiel du numé­rique. D’abord, les savoirs de base que sont la lecture, l’écri­ture et le calcul sont un prérequis indis­pen­sable à son utili­sa­tion opti­male. Sur ce point, la baisse tendan­cielle de l’illet­trisme est rassu­rante. Ensuite, il faut faire évoluer les regards : les plus modestes ont tendance à surtout consi­dé­rer le numé­rique comme un moyen de diver­tis­se­ment quand les plus aisés le voient plutôt comme un outil de travail et d’ac­cès au savoir et à l’in­for­ma­tion. L’ex­pé­rience qu’ils en font et le béné­fice qu’ils en tirent diffèrent. C’est là que l’édu­ca­tion aux médias et à l’in­for­ma­tion semblent, dès l’école, indis­pen­sables.

Des lieux de forma­tion mais en nombre insuf­fi­sant

Pour les adultes de tous âges, la multi­pli­ca­tion des lieux d’ac­cueil, d’ac­cul­tu­ra­tion et de forma­tion au numé­rique a de quoi encou­ra­ger. Dix mille lieux de média­tion numé­rique existent en effet en France (espaces publics numé­riques, tiers-lieux, accueils France Services, biblio­thèques, centres sociaux…) et sont finan­cés par l’État, qui a égale­ment mis sur pied un « pass numé­rique », permet­tant aux publics les plus en diffi­culté de béné­fi­cier de quelques heures de forma­tion.

« Ce type de forma­tions fait avan­cer la société, estime Jean-Louis, béné­fi­ciaire d’Em­maüs Connect à Lille. Elles permettent de ne pas lais­ser les gens sur le côté parce que quand, comme moi, on n’est pas né avec un ordi­na­teur dans les mains, c’est compliqué, désor­mais, de réali­ser ses démarches. » Même discours pour Béatrice, 48 ans, qui fréquente les ateliers numé­riques de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, dans le 14e arron­dis­se­ment de Paris : « On m’a déjà refu­sée aux Restos du cœur parce que je n’avais pas le bon docu­ment d’at­tes­ta­tion de la CAF. Ne maîtri­sant pas les outils numé­riques, je ne suis pas parve­nue à accé­der au bon docu­ment en ligne au moment de la distri­bu­tion. Ça a eu pour consé­quence que je n’avais rien à faire manger à mes enfants ! » 
En dépit des efforts de déploie­ment large de dispo­si­tifs de forma­tion, le main­tien d’une présence incar­née des services publics derrière des guichets ou au télé­phone reste donc indis­pen­sable sinon, une part impor­tante de la popu­la­tion pour­rait se sentir exclue de sa pleine citoyen­neté, perdre en auto­no­mie, en estime de soi, être plus forte­ment expo­sée à la cyber-malveillance et sujette à un risque plus grand d’iso­le­ment. Plus divers seront les usagers, plus repré­sen­ta­tives, acces­sibles et démo­cra­tiques seront les tech­no­lo­gies de demain. À nous, à notre échelle, de rendre inclu­sive notre maison commune numé­rique.

13 miilions: c’est le nombre de Français touchés par l’illectronisme, c’est-à-dire n’utilisant pas les outils numériques, par manque d’équipement, de connexion ou de compétences.

(Source Baromètre du numérique 2017. CREDOC)

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