Quand les services publics passent au numérique


Claire Hédon
« Le service public doit maintenir différents modes d’accès aux droits »
Claire Hédon est Défenseure des droits, chargée, avec une équipe de 500 délégués territoriaux et 250 juristes, de défendre les droits et les libertés des Français. Elle a fait paraître, mi-février 2022, un rapport sur la dématérialisation des services publics. Propos recueillis par Meghann Marsotto
La dématérialisation entrave-t-elle l’accès au droit de certains usagers?
La dématérialisation est une chance. Elle simplifie les démarches d’un grand nombre de personnes, mais ça n’est pas le cas de tout le monde. Pour certains, au contraire, la dématérialisation complique les choses. Ça nous concerne tous puisque chacun de nous peut, à un moment donné, s’arrêter au milieu d’une démarche parce qu’il n’y arrive pas. On a remarqué que 80 % des réclamations qui nous parviennent concernent les services publics. Les personnes qui échangent avec nos délégués territoriaux ou nos juristes expriment le soulagement d’avoir enfin une personne à qui parler. Parfois elles sont épuisées, désespérées, parce qu’elles ont multiplié les tentatives de joindre quelqu’un qui puisse les aider à accéder à leurs droits, sans succès. Près d’un Français sur quatre exprime le sentiment de vivre dans un territoire abandonné par le service public.
Quels changements notez-vous depuis le rapport de 2019 sur le même sujet?
Avec le confinement, les guichets ont fermé et n’ont pas rouvert. On a observé un glissement vers les espaces France services, qui constituent une avancée, mais sont censés venir en supplément et pas à la place de. Les agents qui travaillent dans ces accueils ne travaillent pas directement pour les services publics avec lesquels leurs visiteurs rencontrent des difficultés. Parfois, l’information nécessaire ou la procédure à engager pour débloquer une situation n’est connue que des agents du service public concerné. L’ouverture d’accueils France services ne doit donc pas conduire à la fermeture des accueils des services publics par ailleurs, sinon, on aggrave plutôt qu’on améliore la situation. Il faut absolument maintenir différentes modalités d’accès : des permanences physiques, des lignes téléphoniques et la possibilité, encore, de remplir des dossiers papiers et de ne pas devoir tout faire sur Internet.
Pensez-vous que le besoin d’accompagnement sera durable ou s’agit-il d’une transition?
Le besoin d’un accompagnement sera constant, car il y aura toujours des publics vulnérables. Les jeunes n’échappent pas aux difficultés rencontrées par les autres même s’ils ont l’air de naviguer avec facilité sur leurs smartphones. Environ 25 % d’entre eux expriment avoir de la difficulté à réaliser leurs démarches en ligne, ce qui est une proportion semblable à celle des autres catégories d’âge. En outre, on est entrés dans un système dans lequel, même si les agents, individuellement, essaient vraiment de mener leur mission le mieux possible, la règle est appliquée de manière automatisée. Je vous donne l’exemple d’une personne qui a été radiée de Pôle Emploi parce qu’on lui demandait d’envoyer un CV et qui l’a fait par courrier postal et pas sur la plateforme numérique de Pôle Emploi. Son CV a été perdu et elle ne pouvait pas prouver qu’elle en avait fait l’envoi. Personne n’a appelé cette personne pour comprendre ce qui s’était produit avant sa radiation.
Qui sont les personnes en situation d’illectronisme?
Comme je vous le disais, ça peut être tout le monde, car chacun peut baisser les bras face à une démarche insurmontable. Mais bien sûr, pour certains publics, plus vulnérables, la dématérialisation est plus sensible, je pense aux personnes âgées ou éloignées du numérique, aux personnes handicapées, étrangères, aux jeunes, aux majeurs protégés et aux personnes en situation de précarité sociale, pour qui, pourtant, l’accès à leurs droits sociaux et aux services publics est vraiment vital. Réaliser des démarches en ligne, ça implique que l’usager doit avoir accès à un ordinateur, à une imprimante, qu’il sache s’en servir et qu’il dispose d’une connexion à Internet. Pour certains usagers, chacune de ces conditions constitue une difficulté. Une personne sur cinq n’a pas, chez elle, d’ordinateur ou de tablette. Les sites Internet des services publics sont également beaucoup trop compliqués. Il faudrait inclure les publics en plus grande difficulté dans leur élaboration. Et je pense qu’il faut réfléchir, avec les services publics, avec les opérateurs, à un droit à la connexion, sous une forme encore à définir.
Quel rôle les associations peuvent-elles jouer auprès de ces personnes?
Les associations peuvent orienter les personnes en précarité vers ceux qui peuvent les aider. Elles font déjà un travail formidable d’accompagnement des publics, mais d’une part, ce n’est pas à elles de se substituer au service public, et ça n’est donc pas normal qu’une partie de la charge des services publics soit ainsi reportée sur elles, d’autant qu’on sait que les associations n’ont pas des moyens extensibles à l’infini. Et d’autre part, le service public, comme son nom l’indique, doit être au service des usagers. La dématérialisation est censée leur rendre service et faciliter leur accès au droit. C’est donc, en principe, au service public de s’adapter à eux et pas aux usagers de s’adapter à la dématérialisation.